Out Of Time



Boutique WOOYOUNGMI, Paris, FR

18/02/2016


Exposition personelle

 

 

Oeuvre presentée:

 

Out of Time, 2016
installation
objets de quotidien, dorure à la feuille d'argent

dimensions variables

 

 

 

'Out of Time' - the making of. from Wooyoungmi on Vimeo.

 



L’Affranchi où l’Art de l’Esquive

 

Peu importe le lieu.


Au fond, ce qui compte fondamentalement c’est plutôt ce qu’il dit de l’Artiste. 


Ici Mathias Kiss a fait de sa maison un atelier ou peut-être de son atelier sa maison, mais peu importe au fond.


En pénétrant cette allée, après la lourde porte, l’appréhension nous gagne, car nous précède une forme de « mythologie » des ateliers d’artistes (Brancusi, Giacometti, Francis bacon…) dont on a, banalement, l’habitude de dire qu’ils en seraient les portraits (voire les autoportraits) ; une manière d’incarnation ou d’objectivation  par le lieu de l’artiste et de son œuvre : le chainon manquant entre l’œuvre et l’artiste et surtout le cœur de la création même, le fantasme – ou l’idéalisation - de l’acte créateur ni plus ni moins ! Décidemment la porte est lourde…


Le visiteur aurait ainsi le sentiment littéralement de pénétrer l’esprit même de l’artiste - sa Cosa Mentale - pour résoudre, pense-t-il, l’insondable question du mystère de la création que Stephan Zweig qualifiait même de « miracle » lui conférant, une dimension sacrée, divine presque.


L’Atelier de Mathias Kiss échappe quelque peu à la règle sans totalement y déroger.


Quand on pénètre en ce lieu, on est littéralement assailli, « aspiré » par toutes sortes de stimuli sonores, visuels, d’attrapes-cœurs : l’œil est partout attiré, sans que l’on parvienne à identifier une logique intime, un sens, apparents à tout le moins. Ainsi, partout où l’œil se pose, se pose aussi l’intention de l’artiste, tout est « signe », tout est mémoire. 


Mais c’est ici aussi un lieu de vie autant qu’un lieu de travail dont la fonction semble d’abord flottante mais dont les espaces sont, eux, clairement circonscrits précisément par leur finalité particulière : l’atelier, le bureau, la comptabilité, les archives, puis les espaces privés : (la chambre, la salle de bain, etc.) ; la singularité étant, qu’au cœur même de tous ces espaces, sont déposés çà et là des fragments de vie, d’œuvres, de travail :  ici la première maquette d’un projet ; là, un prototype ; sur les murs des cadres retournés dont on devine qu’ils cachent à nos yeux d’improbables ciels peints ; plus loin des outils en pagaille, un escabeau…


Devant nous se déploie alors l’histoire de l’Artiste, son histoire dans son intimité même, ses entrelacs, sa complexité, ses évidences, ses différents degrés et niveaux de lecture dont le lieu même par son architecture être une allégorie.  


Le désordre n’est ici qu’apparent. Car, en réalité, tout est parfaitement organisé tant il est évident que Mathias Kiss a tenté en ce lieu d’organiser ou plutôt de « régenter » le chaos. Rien n’est laissé au hasard, rien n’est improvisé : au fond il n’est rien de pire que le hasard ; bien au contraire on pense plutôt à l’Atlas Mnémosyne de Aby Warburg, mais d’un nouveau genre qui se déploierait sous nos yeux au gré des marches que l’on gravit, des paliers, des niveaux, des passerelles, que l’on traverse, comme les escaliers impossibles de de M.C. Escher.


Notre hôte sait la place des choses et leur sens caché, il se saisit d’un coup d’un objet et peut vous en raconter l’histoire, le replacer dans son histoire personnelle, dans son parcours artistique.


Une fois le lieu apprivoisé, nous viennent quelques images, on pense au Baron Perché d’Italo Calvino, on pense aussi à Sinbad le Marin dans son improbable grotte transformée en Palais baroque sublimement décrite par Dumas et aussi peut être à la Maison de la rue Verneuil de Serge Gainsbourg ou tout objet avait une histoire, une place dédiée, un sens, jusqu’à la monomanie.


Puis peu à peu, tout fini par faire faisait sens. Pour peu que justement vos sens soient aux aguets, en alerte toujours, à l’affut, jamais au repos les secrets de la boite se dévoilent au fur et à mesure qu’on les apprivoise.


Une Boite


Une fois passé le pallier, (où sur un présentoir comme une mini musée sont posées les images des projets passés « Grands antiques », miroirs froissés, des nuages, une forme d’abécédaire en réduction, du vocabulaire et du travail de l’Artiste) on pénètre dans une espace plus large réservé aux visiteurs (presque « une salle d’attente » dit-il) ; puis l’espace de travail, immense atrium ouvert vers le Ciel, cœur de la matrice, l’espace de fabrication au sens propre du terme, les cadres, les moules et moulures haussmanniennes, les pinceaux par dizaine, la matière brute, les prototypes en plâtre, les feuilles d’or... La matière première et les outils.


On comprend alors mieux pourquoi il a plaisir à qualifier son Atelier de « boite ». Mais une boite un peu magique en constante transformation, en constante évolution, qui se créée en même temps qu’elle se transforme, qui se fabrique en même qu’elle fabrique c’est une matière non figée, en mouvement perpétuel.


Puis un dédale d’escaliers nous conduit vers le bureau puis les « appartements privés » comme l’on disait au grand siècle jusqu’à une chambre d’enfant fantasmée, improbable cabane idéale.


Tout est donc question d’ordonnancement, de territoire, aucun ne prend le pas sur l’autre, les œuvres viralisent l’espace subtilement, les œuvres apparaissent souvent comme une matière organique, un corps vivant et surgissent en haut d’un escalier, au bout d’une perspective.  Tout y passe : les miroirs froissés, les cadres « Sans 90 Degrés », le « Sunset Mirror » de l’exposition I Have A Dream, les grands antiques posés au sol ou au fenêtres, les tapis déstructurés…


Une « Machine à créer »


Mais l’Atelier de Mathias Kiss n’est pas qu’un lieu de mémoire ou d’exposition d’œuvres, ce n’est pas un show-room figé et artificiel, un lieu de pure représentation. C’est un espace de travail. Une matrice, une plateforme créative : la fonction du lieu est essentielle, nous n’avons pas là un simple décor, mais une « manufacture » comme il aime à la définir, qui rappelle ces Maisons d’Artisans, ces petites entreprises, qui accédaient à un stade préindustriel modeste, en donnant aux artisans et « faiseurs » une forme de noblesse en les faisant sortir de la simple condition d’ouvriers, de façonniers, pour les élever à celle de manufacturier, de chef d’entreprise, à la tête d’une petite usine.


Mais revenons-en au travail. Car l’essence du lieu est peut-être d’être avant tout une machine à créer, à produire. Parce qu’il dispose de cette machine, de cet outil (dans lequel se rangent les outils au sens propre) l’Artiste affirme son autonomie mais au-delà de cela son indépendance. 


Le travail n’est ici jamais « contrainte », parce qu’il est création. 


Il n’obéit à aucune règle, aucune autorité, aucune subordination, seule maitre à bord Mathias Kiss pourrait faire sienne cette formule de William Morris : « Il est vrai, que je crois, que la fonction de l’art est de rendre le travail agréable… ».


Pourtant, la partie n’était pas gagnée, le travail a priori n’était pas lié – au départ tout le moins - à un sentiment apaisant : très jeune – il a commencé à travailler à 14 ans - Mathias Kiss est entré en résistance, au sens premier du terme : résister c’est se construire contre. Malraux ne dit pas autre chose quand il afirme que « l’artiste n’est pas le transcripteur de l’art, qu’il n’est pas là pour en rendre compte : il en est le « rival ». Véritable déclaration de guerre.


Le refus de l’autorité, de la rigidité, comment gagner sa liberté, face aux injonctions des institutions, des patrons, des autorités ?


Il est né de la désobéissance, mais c’est paradoxalement avec une école de l’exigence celle des Compagnons du Devoir qu’il s’est, pour ainsi dire, « élevé » à la création, puis à l’Art par le biais inattendu d’une forme de discipline. 


Car pour les Compagnons du Devoir, le métier ne se limite pas à un savoir-faire : c'est une culture, un savoir-être, une éthique de vie. Et il pourrait faire sienne leur devise : « Ni se servir ni s'asservir, mais servir ». Se rendre utile en somme.


Car c’est de cela qu’il s’agit à travers la transmission du savoir : apprendre la chose, ces règles qui ne sont jamais mieux acceptées que lorsqu’elles sont bien transmises et comme nous le verrons, jamais mieux transgressées que lorsqu’elles sont parfaitement intégrées et comprises.


A l’école des Compagnons Mathias Kiss découvre l’exigence de la perfection, la répétition du geste, le travail par la rigueur, le respect de l’outil, le beau geste : mais aussi l’assommante réalité du quotidien et l’humiliante condition du travail manuel, méprisé, dédaigné ; au ban de la société.


La relation à cet apprentissage est ambiguë : un mélange de désobéissance en même temps qu’une soumission à la discipline, aux règles fondamentales, structurantes, aux fondations, aux charpentes, sans quoi le « commencement même » devient impossible. Une désobéissance donc, mais une désobéissance domptée, maitrisée, mais toujours « en réaction », on ne se refait pas…


La règle n’est pas uniquement contrainte : elle est rigueur, il faut la connaitre, pour passer outre, il faut maitriser le geste pour s’en émanciper. Car, « dé-construire » c’est « « construire encore, « dé-faire c’est encore faire . La liberté non-maitrisé c’est le chaos, la liberté non maitrisé une autre forme de servitude et au fond l’émotion nait de la technique. « Régenter le chaos » disait-on…


Mouvement d’aller-et-retour donc, entre la règle, sa remise en cause, la technique, l’outil, un dialogue intime ou le savoir-faire tient tête.


Mathias Kiss revendique cet héritage, il se voit d’abord un artisan, « peintre-vitrier » avant tout. Il le revendique, mais c’est un artisan qui se libère et transgresse et surtout qui s’affranchit de ses maitres, (« P.A.I.R.S. » comme il aime à le répéter en épelant chacune des lettres). Les œuvres sont des manifestes comme il le dit souvent « J’ai coupé la tête de mes pairs » (« P.A.I.R.S. » comme il aime à le répéter en épelant chacune des lettres). Il a signé la fin des privilèges ! 


Il faut prendre l’héritage pour ce qu’il est, pour pouvoir s’en libérer, faire fi d’une certaine rigidité : frein à la liberté créatrice. Il y a un saut symbolique entre le « faire », le « reproduire » et le « créer », « l’inventer », sortir du cadre encore et toujours comme leitmotiv mais sortir du cadre ce n’est pas être « hors-sol » il y a au fond une forme de compromis, de pacte subtil entre la discipline et la remise en cause de la discipline, entre la règle - au sens premier de la rectitude - et sa déformation.


Sortir du cadre, s’exfiltrer littéralement, contre les dogmes, contre les diktats, les tendances, les modes, l’académisme, contre une forme de doxa, de dictature du bon goût et pour tout dire du beau. 


En résistance toujours.


Au-delà, Mathias Kiss trace en filigrane les lignes d’un manifeste. Seul représentant de son mouvement : il a su créer un espace unique, singulier à la frontière de tout, explorant les états limites (l’absence d’angle droit, les golden snakes qui se libèrent de leur fonctionne première, les cadres déstructurés, les sols en or…), un grand détournement.


Ainsi, au fil des ans, l’Artiste a mis en place un vocabulaire, une forme d’une rare radicalité : l’ornementation brutaliste, la déconstruction d’une forme d’académiste architectural, avec des axes esthétiques fondateurs d’une force rare : les ciels d’abord, pratique centenaire, classique à laquelle il revient toujours, ensuite la déconstruction, le geste fondateur des miroirs froissées - il prend une feuille la froisse et la pose sur la table pour illustrer son propos : tout est là la simplicité du geste - par série : « Besoin d’Air », « Les Miroirs, Froissés », « Sans 90 Degré », « In Situ », etc. hommages aux artistes conceptuels.


Le classicisme comme constante : Le marbre, L’or, deviennent la matière première de l’œuvre, non pas en tant que symbole d’une architecture aristocratique, mais au contraire dans une démarche visant à la désacraliser (comme il l’a fait d’abord en Belgique une première œuvre in situ et dans la chapelle du Mobilier National) : l’or est partout : on marche sur l’or ou on le piétine ? On marche sur le sacré où on le piétine ? 


Les Coups que l’on donne et les coups que l’on prend : la beauté du geste


Chez Mathias, le geste est l’essence même. Hoc Signo Vinces ! (« Par ce geste nous vaincrons ! »)


A propos du geste et de la beauté du geste (créateur/destructeur), Georges Steiner évoquait « l’irrésistible splendeur de l’inutile », on ne pourrait pas mieux dire. 


Il y a une double symbolique du geste chez Mathias Kiss : le geste créateur et le geste du boxeur qu’il n’a jamais cessé d’être après des années de compétition. L’analogie est tentante : en boxe le geste maitrisé : pas de violence gratuite, rien n’est gratuit au fond, il en est de même du geste artistique.


Il y a les coups portés : contre les injonctions, contre les catégories, contre les enfermements. 


Ensuite, ceux que l’on évite, que l’on pare, l’art de l’esquive : échapper aux dogmes, aux écoles, aux mouvements. Je ne suis pas un artiste, dit-il par provocation où plutôt je résiste à l’idée d’être enfermé dans un cadre… une catégorie. « Hors-cadre » toujours.

 

Pourtant chez Mathias, la violence (ou plutôt la colère) est assumée, mais cette violence est sublimée par la pratique artistique et il n’est pas rare que le parquet de l’atelier se transforme en ring pour l’entrainement.


Sommes toutes, Mathias Kiss, nous échappe, esquive toute tentative, d’embrigadement, et il se définit plus par ce « qu’il n’est pas » que par ce « qu’il est » (le manifeste BMTP ne proclamait-il pas : « Nous ne sommes pas peintres »).


Après cette visite, je souhaite à tous d’avoir un jour la chance de vivre cette expérience, qui aide à comprendre au fond que les artistes « tiennent le monde », et que l’Art semble être avec l’amour la dernière grande aventure humaine, et l’une des rares choses dont l’homme peut être encore fier. 


L’on est heureux de ce moment, et de comprendre que de l’apprenti à l’affranchi, il y a un seul parcours, un seul homme : un artiste ; mais la véritable expérience n’est-elle pas de surprendre Mathias en plein travail dans son atelier car au fond nous ne parvenons à connaitre quelqu’un que lorsque nous le voyons travailler.



Judicael Lavrador

 

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